« TV or not web » versus « web or not TV »
Cet article a été publié originalement dans le n°21 du Magazine de la communication de crise et sensible : « Crises à la télévision, télévision en crise ».
Pourquoi la télévision peine à rencontrer les nouveaux usages ? Comment peut elle répondre à la menace des nouveaux entrants qui eux sont nativement web et donc plus près des usages et des technologies ?
Une crise avant tout technologique
Qui se rappelle encore le design de son téléphone portable d’il y a 7 ans avant l’arrivée de l’iPhone d’Apple. Qui se souvient, aujourd’hui, en surfant sur le web et en prenant une photo à 12 Millions de pixels, de ces fonctionnalités d’un autre monde?
La vitesse du changement technologique double tous les 10 ans. Selon Ray Kurzweil, célèbre futurologue américain, apôtre du transhumanisme et récemment engagé par Google en tant que directeur de l’ingénierie, l’équivalent de tous les progrès du vingtième siècle adviendra entre 2000 et 2020, puis à nouveau entre 2020 et 2034 ! Nous sommes arrivés à un point où nous pouvons voir de nos yeux le changement technologique ! La vraie crise est là : n’ayons pas peur de la technologie. Plus d’autres solutions que d’adresser les nouveaux usages et de prendre le train en marche !
Aujourd’hui, il vaut mieux prendre des risques et avancer que de faire du surplace. Paradoxalement, une entreprise, un secteur d’activités, un pays tout entier prennent plus de risque dans le statut quo qu’en osant, en prenant des risques !
Hors la France, pays en crise s’il en est, développe de plus en plus une pensée conservative et attentiste. Le monde de la télévision n’y échappe pas bien au contraire ; les chaines, les producteurs, les régies publicitaires, sont debout sur les freins. Criant au loup contre les géants du web américains, Google, Amazon, Apple, Facebook et consorts, tous les acteurs de la chaine de valeur se sont mis sur pause. Résultat, ils s’enfoncent dans la crise. Mais le changement technologique progressant exponentiellement, l’industrie de la télévision ne doit pas oublier que si elle se met sur pause trois mois, il lui en faudra quatre pour rattraper son retard.
Menacés par les géants du web américains, et perclus d’attentisme, l’industrie de la télévision française est en grand danger, voyons quels sont ses enjeux et ses solutions pour sortir de la crise.
La télévision va-elle-mourir ?
Non la télévision ne va pas mourir, elle va s’épanouir au milieu du salon, gagnant même en taille et en puissance, jusqu’à s’afficher, sur les murs en 4K voire 8K d’ici quelques années. Mais la télévision est devenue un écran comme un autre, le plus grand certes, mais un écran parmi les écrans, smartphones, tablettes, phablets, PC. Le public est et sera toujours friant de vidéos, d’histoires, et le confort d’une grande et belle image gardera de son attrait. Le rendez-vous passif, de masse sera toujours populaire, mais moins souvent, moins longtemps.
Les nouveaux écrans, les autres écrans, les petits, font déjà à la télévision une concurrence féroce, notamment chez les plus jeunes. Les nouveaux usages plus actifs risquent de lui faire perdre son statut de leader pour la consommation des images et des histoires. Les chaines de télévision ne doivent pas voir le web comme un concurrent ou une menace, cela n’a aucun sens. Le web pris dans son ensemble n’est pas une menace. Certains acteurs le sont peut-être mais c’est justement parce qu’ils ne se considèrent pas comme des acteurs limités à une case (le web) mais réfléchissent en terme d’une expérience globale qu’ils fournissent. Pour eux le web n’est qu’un canal parmi d’autres pour toucher l’audience, au même titre que l’écran de TV, le smartphone et demain les objets connectés.
Le web ne va pas tuer la télévision, la compétition sera acharnée mais les deux medias sont voués à coexister, à la fois pacifiquement et agressivement. La radio n’a pas disparu avec l’arrivée de la télévision.
Une nouvelle télévision
On assiste déjà et ce phénomène va s’amplifier, à un double glissement des images, du web vers la télévision et de la télévision vers le web. Sur le plan du contenu d’abord, les contenus dits « prime » sont maintenant sur YouTube, et les contenus générés par les utilisateurs et les conversations sociales de Twitter et Facebook sont maintenant, avec plus ou moins de bonheur, sur les grands écrans. Sur un plan de la technologie ensuite, avec la TV connectée, la social TV, la télévision essaye de s’approprier les codes et usages du web ; à l’inverse, des sociétés comme Netflix, Amazon, Google avec Google TV ne se considèrent plus simplement comme des entreprises digitales : elles font de la télévision sur le web. Pour la télévision, les nouveaux usages renforcent les anciens, pour les nouveaux entrants, ils sont le cheval de Troie, pour capter la valeur économique, encore colossale, de la vieille télévision.
Quand Amazon vient à la VOD, ce n’est pas pour s’opposer aux chaines, c’est parce que ça fait du sens dans le cadre du service global qu’il veut proposer (vidéo sous toutes ses formes, entertainment, cloud, vie numérique des gens …). Une chaine de TV doit commencer à penser de cette façon : je ne suis plus un canal qu’on allume le soir en rentrant du boulot, je suis un lieu où des choses (à définir et à inventer) se passent en continu, je suis accessible en permanence, sous différentes formes mais mon objectif, mon ADN, reste le même : divertir, accaparer un cerveau pendant un certain temps (si possible de façon hyper prégnante), et rendre ce cerveau disponible pour mes annonceurs.
L’âge moyen des spectateurs est de plus en plus élevé, pourtant la télévision de papa c’est fini, une nouvelle télévision est en train d’apparaître. Ce n’est donc pas tant la télévision qui est en crise que les chaines de télévision, beaucoup trop attentistes. Le web et ses acteurs avancent, ils prennent des risques, tentent, se trompent, apprennent et recommencent. Google TV maintenant dans sa version trois et toujours sans véritable succès en est le parfait symbole. Dans cette guerre fratricide web contre TV, une chose est sure, le web va plus vite.
Des spectateurs aux « users »
Mais surtout, le web ne considère pas ses clients comme des spectateurs mais comme des utilisateurs, des « users » comme on dit en anglais. Ces utilisateurs, le web les place au centre de son dispositif, de son offre. Tout est fait pour eux, le discours BtoC a remplacé le discours BtoB. Le « user » est étudié, choyé, gratifié, récompensé. Les usages sont analysés, lancés, testés, modifiés, relancés. Une grande attention est accordée au côté multitasker notamment des jeunes, à la façon dont ils se lassent vite, dont ils butinent de contenus en contenus, d’applications en applications, d’écrans en écrans. Le « user » veut être proche du contenu, du réalisateur, de l’acteur, du chanteur, du présentateur. Son mode de consommation est la conversation, son mode de réception est social. Il réémet, remixe, commente, dénigre aussi parfois vers ses amis et sa communauté. Les players du web qui œuvrent dans le domaine de la télévision, adressent au plus près ces usages qu’ils connaissent et appréhendent mieux que leurs concurrents du monde de la TV. Plus même que l’utilisateur, c’est l’UX qu’ils privilégient quand la télévision s’arrête à l’UI. L’expérience de l’utilisateur (UX) plutôt que l’interface utilisateur (UI) qui n’en est qu’une composante.
L’influence du ATAWAD
Une des lignes de force de l’expérience utilisateur aujourd’hui, c’est : je consomme le contenu ou je veux quand je veux, comme je veux, c’est le fameux ATAWAD (AnyTime, AnyWhere, AnyDevice). Pour pouvoir répondre à cette demande les acteurs du web bénéficient d’un atout important, la télévision sur le web est naturellement délinéarisée. La crise de la télévision s’explique aussi par la peur des chaines envers la délinéarisation. Tant qu’ils se boucheront les yeux et ne l’envisageront pas à bras le corps, ils n’avanceront pas. Et ce n’est pas les timides tentatives, avec la catch up (dont l’audience croit grandement) et la VOD et la SVOD qui souffrent d’une chronologie des medias trop rigides, d’un catalogue souvent trop restreint et d’une offre tarifaire trop élevée, qui inverseront la tendance. Les chaines de télévisions doivent proposer de riches offres délinéarisées, complémentaires de leur offre de flux live pour contrer efficacement la montée en puissance promises des Netflix, Love films et Youtube.
La délinéarisation
Demain l’offre sera entièrement délinéarisée avec des évènements live tels le sport, la télé réalité et de gros évènements marketing. Netflix en est la preuve vivante. Le service de vidéo par abonnement américain a diffusé les 10 épisodes de la série TV de Fincher « House of cards » à ses abonnés en février 2013, de manière innovante, en une seule fois.
Les chaines de télévision doivent réinventer leur métier d’éditeurs et surmonter cette crise en sachant accompagner le spectateur, non le « user », dans son expérience. La solution pour sortir de la crise et se poser en alternative forte, c’est de développer la personnalisation et la recommandation, deux des composantes principales de l’expérience utilisateur. La recommandation offre une meilleure expérience que le search. Suggestive, elle offre une navigation contextuelle au milieu des contenus, ce n’est plus le « user » qui va aux contenus mais les contenus qui viennent à lui. La personnalisation est le reverse engineering de la délinéarisation, elle permet, aux utilisateurs les plus passifs, de créer automatiquement leur propre chaine de flux, « relinéarisée », mais avec seulement des contenus qu’ils apprécient, une chaine qui leur donne à tout instant, la possibilité de « sauter » de programme en programme. En somme un « leanback » dynamique.
Contenu et Big Data : l’enjeu de la contextualisation
Pour offrir une expérience qui puisse rencontrer ces nouveaux usages, les chaines de télévision doivent appréhender une question technique primordiale : la question des data et des metadata que l’on range aujourd’hui sous le vocable à la mode du Big Data. Cette question des contenus et des Big Data est certainement l’enjeu majeur aujourd’hui pour les chaînes de télévision pour sortir de la crise. Certains l’appellent aussi la contextualisation des contenus.
Le vieil adage : « Content is king » a été remplacé par « Content is King, all screens are Queen and context is God ».
Penchons-nous un peu, sur la définition du mot contexte.
Contexte, nom masculin,
Sens 1 : ensemble des éléments d’un texte qui accompagne un mot (et par extension un contenu) et qui apporte un éclairage sur le sens de celui-ci.
Sens 2 : circonstances qui entourent un fait.
La notion de contexte doit ici s’appliquer dans ces deux sens. La contextualiser consiste à éclairer le sens des contenus (on peut même aller jusqu’à les enrichir), et à expliciter les circonstances qui les entourent. D’une part, il est important de savoir qui sont : le réalisateur du film, les acteurs, les équipes techniques, le genre du film, son ou ses sujets, et d’une manière plus granulaire de savoir par exemple quelles scènes se passent à Rio, à Paris, en été, de jour, ou sur la mer… D’autre part, il est aussi important de savoir quelles sont les circonstances d’usage du spectateur : sur tablette ou TV, il est seul ou avec sa fille de 8 ans, il est 20H ou 23h, il est chez lui ou en déplacement professionnel… La connaissance et le traitement de ces informations contextuelles vont permettre de lui offrir une expérience au plus près de ses désirs. Ce sont ces data sur lesquelles les chaines de télévision doivent porter l’accent pour offrir à l’utilisateur la meilleure des expériences possibles. Un « user » qui prend part à ces Big data avec la conversation sociale. Un user qui renseigne aussi le contexte via Facebook, twitter et les sites de fans.
Ce sont les traitements de toutes ces données grâce à des algorithmes qui permettront aux chaines de télévision d’offrir une riche expérience de recommandation et/ou de personnalisation à l’utilisateur. L’enjeu est fort pour les chaines de télévision face aux acteurs du web qui sont eux des professionnels des données depuis longtemps : redevenir éditeur, redevenir force de proposition riche, culturelle et divertissante.
Un peu de science-fiction transgressive.
Nous sommes en 2023, après Avatar 3, Cameron vient de réaliser son nouveau film. Il a scanné en 3D ses acteurs, Nicole Kidman et Tom Cruise, a tourné dans des décors réels qui ont été transformés en décor de synthèse. Il a conçu et monté son film entièrement sur ordinateur, il a rajeuni ses acteurs, leur a donné des émotions, et écrit son histoire, entièrement après coup, grâce à un logiciel qu’il vient de mettre au point. Vous êtes chez vous seul, votre femme est en vacances, vous visionnez ce film sur votre écran mural de 4 mètres sur deux. Vous pouvez agir sur l’histoire avec une version simplifiée du logiciel de Cameron. C’est vous sur l’écran, vous avez remplacé le scan 3D d’un des acteurs par le vôtre. Ce n’est plus Nicole Kidman ou Tom Cruise, mais le ou la voisine du 8 ème que vous avez scanné(e) sans qu’il ou elle ne s’en aperçoive, grâce à un hack ingénieux dans l’ascenseur. La scène de sexe ne se passe plus dans la salle de bain imaginée par Cameron, mais dans la vôtre que vous avez substituée dans le logiciel. Il est 23h vous êtes rentré(e) fatigué(e) du bureau, le scénario du film est simplifié, votre rôle est magnifié, vous pouvez vivre une expérience passive mais riche dans un contexte rendu actif. La contextualisation est à l’œuvre.
Le triangle d’or pour sortir de la crise
La crise de la télévision est une crise de business : en tentant de protéger leur business ancien (la TV) contre l’ennemi (le web) au lieu de l’englober dans leur business, les chaines de télévision (mais aussi les autres medias tel la presse et la musique et le livre) sont en train de tuer dans l’œuf leur business actuel. Ils contribuent à l’émergence d’acteurs tiers (pas seulement du web mais des concurrents au sens le plus littéral du terme, qui s’y sont pris autrement) qui vont finir par les manger parce qu’ils ont compris, eux, le monde dans lequel ils vivent.
C’est par la maitrise des bigdata que les chaines de télévision pourront sortir de la crise. Les chaines de télévision doivent résoudre une équation complexe à trois inconnues : le contenu, l’accès intelligent et l’expérience d’usage. Qui dit équation complexe dit relations entre les inconnues, le tout étant plus que la somme des parties. Mais ces inconnues ne sont pas égales, l’expérience d’usage sociale domine ce triangle d’or. Pour sortir de la crise les chaines de télévision doivent offrir la meilleure expérience d’usage possible pour donner aux « users » les contenus comme ils désirent, quand ils les désirent et où ils les désirent. Et pour cela ils doivent apprendre à faire parler les big data, leur donner une couleur sociale et trouver le killer algorithme. Vite !
Très belle synthèse ! C’est ce que nous tentons d’expérimenter depuis 3 ans avec notre fonds « Expériences interactives ». Pas simple mais passionnant !